CBRE s'est intéressé à l'architecte américain, Franck O. Gehry, qui construit au bois de Boulogne la Fondation Vuitton baptisée le "Nuage de Verre".

Interview Sylvie Santini – Paris Match 20 Juin 2011.

Réunion de chantier au sommet. Frank O. Gehry et son équipe viennent de présenter à Bernard Arnault une nouvelle maquette convoyée la veille de Los Angeles. L’ossature en béton du « nuage de verre » imaginé pour le futur temple du mécénat artistique de LVMH est déjà sortie de terre.

Paris Match. Il y a dix ans, vous déclariez dans Paris Match : “Je suis trop cher pour les Français…” Vos tarifs ont-ils baissé, ou avez-vous trouvé en Bernard Arnault le mécène qui peut se les permettre ?
Frank Gehry. Mais ce sont les gens qui pensent que je suis cher ! Moi, je me suis toujours appliqué à travailler dans les contraintes budgétaires. A Bilbao, j’ai dépensé 3 % de moins que le budget imparti, et, en 2010, le Guggenheim a rapporté à la ville 10 millions de recettes annexes. Il en est ainsi tous les ans depuis 1997 ! Le coût de la construction est remboursé. A Los Angeles, mon Concert Hall a augmenté de 18 % l’activité du centre-ville… Et il est considéré comme la meilleure salle au monde pour la musique classique. C’est mon ami Pierre Boulez qui le dit.

PM : Pierre Boulez est votre ami, votre confrère Jean Nouvel aussi, vous avez vécu en France dans les années 60… C’était important pour vous de construire ici ?
FG : Je tiens d’abord à apporter une précision : j’adore Pierre Boulez, mais il est un peu plus âgé que moi ! [Rires.] Oui j’ai vécu ici ; j’ai travaillé à Paris, dans l’atelier de l’architecte Robert Auzelle, sur le plan-masse de Vélizy-Villacoublay. Pour le général de Gaulle, figurez-vous ! J’ai aussi été dans l’agence Candilis, Josic et Woods. C’est à cette époque que j’ai commencé à m’intéresser à l’art roman. J’allais à Vézelay, à Autun, au Thoronet, dans le sud de la France… J’y retourne régulièrement.

PM : Et maintenant ? Comment se passe la collaboration avec Bernard Arnault ?
FG : La première fois que Bernard m’a parlé de son projet et qu’il m’a amené ici, au Jardin d’Acclimatation, j’en ai eu les larmes aux yeux. J’étais en pleine relecture de Proust, pour la deuxième fois je crois, et j’ai tout de suite imaginé “Marcel” ici, avec ses amies… C’est un grand honneur de travailler avec Jean-Paul Claverie, directeur du mécénat de LVMH] et Bernard. Bonne entente, “a lot of fun”. De toute façon, je ne peux agir que pour des gens que j’aime bien. A partir de là, je sais écouter… On discute, on comprend pourquoi on n’est pas d’accord, et on trouve toujours une solution. Lors de cette dernière réunion sur le site, par exemple, Bernard Arnault m’a remercié d’avoir répondu exactement à ses attentes. Un architecte qui n’en ferait qu’à sa tête finirait par concevoir quelque chose d’égocentrique.

PM : C’est votre habitude de concevoir la totalité du mobilier et de l’aménagement intérieur ?
FG : C’était ce que faisaient les architectes dans ma jeunesse. Ils dessinaient tout. Moi, j’aime bien imaginer de beaux espaces et me laisser surprendre par ce qu’y introduisent les clients. Par exemple ici, je gage que, parmi les œuvres que vont exposer Bernard Arnault et Suzanne Pagé [la directrice artistique], il y en aura que j’aime et d’autres pas…

PM : Frank Gehry, pourquoi construisez-vous des bâtiments qui ressemblent à des délires psychédéliques et font de vous un maître du “déconstructivisme” ?
FG : Je ne suis pas déconstructiviste ! Je l’ai dit et redit. Ce que je fais y ressemble, mais ça ne l’est pas. D’ailleurs, j’en ai parlé un jour avec Jacques Derrida [théoricien de la “déconstruction”], il a été catégorique : “Non, vous n’êtes pas déconstructiviste.” Moi, je viens d’une histoire, celle de l’après-guerre, où le modernisme à la manière de Gropius ou du Corbusier s’est banalisé. On avait besoin d’images plus conviviales. Au lieu d’aller de l’avant, les architectes se sont tournés vers le passé, vers le XIXe siècle. Et ils ont fait le postmodernisme. C’est l’école Philip Johnson. Je ne voulais pas m’inscrire dans ce mouvement. J’ai cherché la manière d’exprimer l’humain en regardant les sculptures de l’Inde ou de la Grèce antique. On y voit toujours des figures qui dansent, en mouvement, quelque chose se passe…

PM : Comment faites-vous, avec des formes aussi tourmentées, pour intégrer l’environnement et respecter les normes “HQE”, si présentes en France ?
FG : C’est une préoccupation de longue date, pour tout le monde. J’ai conçu ma propre maison à Santa Monica [en 1978] comme un tipi, avec panneaux solaires sur le toit. Personne ne peut se désintéresser de l’environnement, car le monde va mal. Mais il faut le faire intelligemment. Pour certains, c’est devenu une sorte de “mantra”, une injonction supérieure… Cela leur donne un pouvoir, sans doute. Je me souviens d’être allé un jour à une conférence sur ce thème, tous les participants étaient venus en avion… Au moins cent jets privés sur le tarmac ! En tout cas, les questions d’énergie ne doivent jamais représenter un empêchement pour le projet. Il faut les traiter dans le cadre d’un processus de création. Et attention aux bâtiments tellement “durables” qu’ils vous tuent à force de banalité !

PM : Jean Nouvel, pour son projet du Grand Paris en 2009, vous a attribué un “relookage” plutôt rock’n’roll du sommet de la tour Montparnasse. Le réaliseriez-vous si l’on vous en passait la commande ?
FG : Euh, écoutez, en vérité je n’étais pas vraiment au courant… Il a dû le dessiner et dire que c’était moi ! [Rires.]
 

Article paru dans Paris March daté de juin 2011
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